Fort-Royal (Martinique), 4 septembre 1826


Mon très cher frère,

Je profite de la première occasion pour répondre à ta lettre du 6 juillet, que j'ai reçue il y a quelques jours.
J'agrée avec toi la demande que tu me fais, si nos parents y consentent. Je ne t'aurais pas proposé une pareille chose mais puisque tu le demandes toi-même j'y consens volontiers ; et je m'efforcerai de te rendre l'absence de nos parents et de notre pays aussi doux que possible.
J'espère que de ton côté, cher frère, tu répondras à mon attente en partageant avec zèle mes peines et travaux. Ma perspective est belle nous rechercherons de concert à la rendre meilleure.
Le commerce à la Martinique n'est pas difficile et relève de la bonne volonté; tu seras aussi peu au fait de bien des choses.
J'ai des fonds suffisants pour travailler. Il suffit que tu t'équipes convenablement, que tu payes ton passage, tout le reste me regarde.
Tu n'ignores pas que la débauche et la mauvaise conduite tournent ordinairement au désavantage de celui qui s'y livre; j'espère donc que tu te conduiras en toute occasion comme un homme bien né.
Tu quittes ton pays, la première chose est de le respecter et de le faire respecter par autrui: c'est le moyen de s'attirer la confiance et l'estime de tout le monde.


Je suis bien aise que notre frère Julien ait pris un établissement; il aurait pu gagner davantage avec moi, mais il vaut mieux gagner peu dans son pays que beaucoup dans les colonies, où on est exposé à tant de misère; je crois même que le climat lui aurait été défavorable.
Tu peux venir sans la moindre crainte, ce n'est pas pour un motif d'intérêt que j'y consens mais bien parce que je suis presque sûr que tu y trouveras ton avantage; sans cette persuasion je n'y aurais pas consenti.

Tu verras au pays Mr Arnaud qui part pour cause de maladie par le même navire qui porte ta lettre. Il te donnera lui-même mieux que je ne puis le faire les renseignements que tu désireras.
Monsieur Arnaud, obligé de faire une quarantaine à Marseille, arrivera au pays un mois après elle; tu emploieras ce temps pour te procurer un passeport pour l'étranger; fais en même temps tes préparatifs pour ton linge, tes souliers et autres.

Je crois que tu n'auras pas besoin de te procurer d'argent pour ton passage; il est comme arrêté avec la consignataire du navire qui amène Arnaud.
Nous sommes convenus que je leur payerai ton passage ici, car ce navire repartira de suite pour revenir à la Martinique. Aussi ne perds pas un instant pour l'obtention de ton passeport.
Monsieur Arnaud et les Messieurs Herouard t'écriront de la quarantaine si tu peux compter sur ton passage et l'époque juste où tu devras te rendre à Marseille pour t'embarquer.
Je désirerais que tu viennes par ce navire de préférence à tout autre, parce qu'il est spacieux et commode, et que les officiers et les consignateurs sont mes amis; ces connaissances seules te suffiront à Marseille, si tu voulais leur écrire pour quelques renseignements ou pour leur demander si tu peux compter sur la promesse qu'ils m'ont faite de payer ton passage à ton arrivée à la Martinique. Adresse ta lettre à Messiers Herouard frères, à bord du navire La Ville de Marseille (c'est leur adresse) à bord et dans tout le voyage, tiens ton rang, ne fréquente pas du tout les matelots du navire et sois honnête et ami avec les officiers du bord.

Un habillement complet de drap fin et noir est presque absolument nécessaire ici; une douzaine et demi de chemises fines, en toile de préférence, mais il les faut finer (?), une autre douzaine de toile de ménage pour les nuits, une douzaine et demi de pantalons légers de diverses couleurs mais la plus grande partie de blanc, le tout pour l'été. Deux ou trois douzaines de petites chaussettes ou bas en coton, un assortiment de cravates, toutes noires ou blanches, la majeure partie blanche; des souliers, la quantité que tu voudras, deux chapeaux, un parapluie: tu prendras tout cela de bonne et belle qualité, et proportionnellement à tes moyens pour la quantité.
Dans chaque article il faut que tout soit fin: dans la colonie on ne porte que du beau linge.
Pour la mer, munis-toi d'un bon matelas en laine, et aussi d'une paire de draps et d'une bonne couverture de laine; tes effets ordinaires te serviront pour le bord.
Fais-toi faire, pour vaquer à toute affaire ici, un habit court de drap bleu et fin et une demi douzaine de gilets à manche de printanière ou autre étoffe légère et sans recherche je t'ai parlé d'un habit noir un autre habit bleu pour porter ici te serait aussi nécessaire enfin emploie le plus que tu puisses à ton équipement.


Si tu passes à (...) de Marseille et que l'on consente à recevoir le prix de ton passage ici, cent francs te suffiront. A Marseille, n'apporte d'autre marchandise que des effets.

Mon papa doit sans doute payer lui-même ton passage, si comme je l'ai déjà dit on consent à recevoir le montant ici. Je désire que cette somme, qui est de cinq cent francs, soit donnée à mon frère Maurice à qui je dois comme intérêts de la somme que je lui dois; fais-en acte de concert avec mon frère Maurice; que la chose se fasse ainsi parce qu'il y a quelques difficultés à faire passer l'argent en francs quand il est (...) du port.

(...) quelques provisons nécessaires (...) contre une caisse de (...) pommes reinettes, poires, et autres fruits qui se conservent, quelques fromages de chèvre, quelques saucissons de la fabrique de notre maman, si une partie de ces choses-là pouvait parvenir jusqu'à moi, cela me ferait plaisir.
Embarque quelques livres de sucre, quelques bouteilles de liqueur.

Je ne saurais trop te recommander d'être honnête et prévenant envers les officiers du bord. Si tu as en vue quelque chose qui puisse leur faire plaisir, offre-le leur toujours de bon coeur.


J'envoie à ma maman cinquante francs par Mr Arnaud et vingt cinq à ma soeur Gabrielle; je la prie de les recevoir de moi.
Embrasse pour moi mon papa ma maman, tous nos frères et soeur, dis bien des choses à tous les amis de la maison; je t'attendrai avec la plus vive impatience

ton dévoué frère et ami


Auguste Perriollat



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