Habitation Lepelletier, BasseTerre (Guadeloupe), 26 octobre 1834


Mon très cher Papa et très chère Maman,

Les devoirs les plus sacrés sont presque toujours ceux qu'on remplit avec le moins d'exactitude, et les bonnes résolutions, celles qu'on oublie le plus facilement; telle est celle que j'ai souvent prise de vous écrire tous les deux ou trois mois; à peine si je vous écris tous les ans.
J'ai cru devoir remplir ce devoir, du moins en partie, en chargeant à plusieurs époques différentes Maurice et Gabrielle de vous communiquer mes lettres; il paraît qu'ils ne l'ont pas fait puisque depuis deux ans et demi tout à l'heure que j'ai quitté la Martinique, je n'ai pas encore eu le bonheur de recevoir une de vos lettres.
Cependant je suis assuré de vous avoir écrit au moins deux fois pendant cet intervalle.
Hélas! me plaindrai-je de cet abandon où vous semblez me laisser, quand j'ai à me reprocher moi-même tant de négligence!
Veuillez bien, cher papa et très chère Maman, oublier le passé et m'écrire quelquefois.

Mon frère Julien habite toujours la Martinique où il lutte, avec courage, contre un courant contraire; quoiqu'il soit loin d'être heureux, ses affaires prennent tous les jours une tournure tant soit peu plus favorable. Je reçois assez souvent de ses nouvelles et j'ai eu le plaisir de le voir il y a environ six mois à la Martinique même, où j'ai fait un voyage.
Il se plaint aussi, à chaque lettre qu'il m'écrit, de ne point recevoir de nouvelles de France. Pour moi, plus favorisé, j'en reçois de temps à autre, tant de Maurice et Gabrielle que de Théodore, mais je vous le répète avec amertume, je n'en reçois jamais directement de vous, très chers parents; sans eux je ne saurais même pas si vous existez.

Je sais qu'à votre âge on écrit avec difficulté, mais Eugène n'est-il pas à la maison? Il pourrait bien prendre un moment pour nous écrire. Pouvons-nous lui être indifférents au point de nous oublier tout à fait?
Mais l'un n'empêche pas l'autre, écrivez-nous, très chère Maman, le plus souvent que vous pourrez, je n'ai jamais reçu de lettre de vous sans devenir meilleur et depuis que je n'en reçois plus il m'arrive très souvent de relire les anciennes, le dirai-je, jamais je n'ai pu achever la lecture de ces trop chères mais bien rares lettres, sans avoir versé des larmes d'attendrissement.
Que ces moments sont délicieux, qu'ils sont vivement goûtés!

Mes propres affaires ne sont pas trop brillantes, car si je comptais avec moi-même, je ne serais guère plus avancé qu'à mon arrivée.. Les seuls débris qui me restent de ma belle fortune, ces propriétés que je possède à la Martinique ont tellement perdu de leur valeur depuis 1830, que j'obtiendrai difficilement la moitié de ce qu'elles me coûtent si je m'en défaisais aujourd'hui.
J'ai aussi quelques créances assez considérables, mais les temps deviennent si pénibles que probablement je n'en toucherai jamais rien.

Voilà mon état de situation. Plus mon procès au Conseil d'Etat, qui ne se termine pas, plus encore quelques dettes à acquitter, et il me faudra toute l'année prochaine pour y parvenir.Alors seulement j'aurai l'esprit tranquille, alors je redeviendrai maître de ma volonté, jusque là je suis leur esclave.

La fortune m'avait bien favorisé, par un de ses caprices elle m'a tout enlevé et plus que cela; accablé d'une longue et cruelle maladie, il fallait encore avoir des procès interminables et des dettes à l'acquittement desquelles trois ans et demi de sueurs et de privations suffiront à peine.
Dieu! Que de persévérance et de résolution il a a fallu pour surmonter tant de revers! Grâce à vous, ils tirent à leur fin.

Il ne me reste guère, comme vous voyez, que les chances de nous (...) et ma place, heureusement elle est avantageuse; si elle ne me mène pas à la fortune, au moins je vis honorablement. Il faut savoir se contenter de peu, après l'échec que je viens de faire.
Je me livre paisiblement à la culture de la canne à sucre et j'y réussis au-delà de mes espérances.
Enfin, très chers parents, sans un état de souffrance presque continuel je m'estimerais heureux.

Je viens de voir finir la douzième année depuis notre séparation. Combien ce temps m'a paru long! Que de fois j'ai soupiré après mon retour dans votre sein! Que de douces jouissances un séjour de quelques mois seulement auprès de vous ne me promet-il pas!
Oui, je sens tout cela. mais encore, il faut savoir obéir aux circonstances impérieuses qui me retiennent éloigné. Un voyage en France comblerait tous mes voeux, combien de fois ne m'a-t-il pas été conseillé pour ma santé? Il a fallu étouffer tous ces désirs.
J'avais, comme je viens de vous le dire, des engagements à remplir, il fallait vaincre ou mourir en face de mes créanciers. Quand je n'en aurai plus, ce sera autre chose.

Je vous prie de me rappeler au souvenir de mes bonnes tantes de Valence et de bien dire à tous mes frères et soeur que je les embrasse bien affectueusement.

Je m'y prends un peu tard pour vous souhaiter une bonne et heureuse année; veuillez néanmoins, très cher papa et très chère maman, agréer les voeux bien sincères que je fais pour la conservation de vos jours précieux et me croire, malgré ma négligence coupable, votre très respectueux, très soumis et très dévoué fils.


Auguste Perriollat

Mon adresse: Auguste Perriollat, fondé de pouvoir de MM les héritiers Le Pelletier à la Basse-Terre, Guadeloupe.



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