Fort-Royal (Martinique), 12 octobre 1827


Mes très chers parents,

Je vous avais promis dans une de mes lettres de saisir la première occasion pour appeller mon frère Eugène auprès de nous; je m'en acquitte avec plaisir.
Si vous croyez qu'il n'aie rien de mieux à faire, je l'engage à venir nous rejoindre, nous ferons ce qu'il dépendra de nous pour le mettre en même de travailler.

Il n'est plus nécessaire qu'il cherche à apporter de l'argent pourvu qu'il aie une malle bien garnie de beau linge et de quoi payer son passage, qui est ordinairement de cinq ou six cent francs; cela suffit.
Nous pourvoirons à tous ses besoins jusqu'à ce que le travail et le temps le mettent en même d'y pourvoir par lui-même.
Je ne lui donne pas comme une chose certaine qu'il réussira, cependant il y a beaucoup à espérer. Il ne faut plus songer à faire des fortunes à la Martinique; elle devient tous les jours de plus en plus pauvre: il faut beaucoup de bonheur pour y parvenir.
Je ne vous entretiendrai plus comme je l'ai fait des maladies qui envoient en un jour les Européens au tombeau. La santé dont j'ai toujours joui et celle dont a joui mon frère jusqu'à présent ne me permet pas de vous en donner une juste idée.
On meurt partout, direz-vous? Ne vous y fiez pas. Les colonies sont dangereuses, mais pourquoi s'arrêter à ces pénibles réflexions!
Si dans toutes les enreprises on réfléchissait mûrement sur tout ce qui pourrait en résulter, on ne ferait jamais rien. Disons donc qu'il faut donner quelque chose au hasard et faire tout ce qui dépend de nous pour éviter les accidents que notre faible imagination peut prévoir.

Il faut à Eugène un état qui lui promette une existence honnête, les colonies lui offrent cette ressource.
D'après une opinion générale, la bonne conduite est dans les climats chauds un préservatif contre les maladies originaires. Recommandez donc à Eugène cette sagesse et cette sobriété qui rendent un jeune homme estimable: ces recommandations en passant par la bouche d'un père et d'une mère sont presque toujours reçues avec plaisir et goûtées.

Je profiterai de la première occasion pour écrire à mon frère Maurice; j'évite d'écrire plusieurs lettres à la fois parce que je ne reçois pas assez souvent de vos lettres.
Nous jouissons, Julien et moi, d'une bonne santé. Julien va désormais habiter la ville de St Pierre; cela ne nous empêchera pas de nous voir souvent.

Mes affaires vont un peu lentement cette année, nous espérons faire mieux l'année prochaine.

Il me reste, très chers parents, à vous assurer de notre inviolable attachement pour vous et pour nos frères et soeur. Dites bien des choses pour nous à nos tantes de Valence, surtout à la tata Bouvier, à qui je pense souvent et à tous nos parents et amis.

Votre tout dévoué fils.


Auguste Perriollat



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